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CERCLE LECTURE JEAN MACE
11 juillet 2012

LA BEANCE Sandrine FABBRI

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La Béance

« Depuis le matin, je t’ai suivie à la trace, une peur instinctive accrochée au ventre, je t’ai observée, surveillée. Fruit de tes entrailles, les miennes me tenaillaient. Nous n’avons rien fait d’autre. Que voir des gens. Nous n’avons pas bouclé les valises. Tu as appelé quelqu’un. Par téléphone. J’étais à côté de toi. Prends soin de ma fille. S’il m’arrive quelque chose. Tu as dit ça. Tranquillement. En me regardant. Tu ne m’avais rien demandé. Je ne t’avais rien demandé. De semblable. Tu me regardais. Sans me voir. Tu m’ignorais. Tu étais où, loin de moi, ça, c’est sûr, mais où. Je ne veux pas que l’on prenne soin de moi. »
Ce récit se déroule tendu comme un fil qui peut se rompre à chaque instant. Il évoque une tragédie familiale qui est aussi celle d’un choc entre cultures et celle d’un lieu, une cité satellite dans les années 60 et 70. Comment vivre avec le vide de l’absence? Comment survivre au silence ou aux mensonges qui entourent l’absente? Une petite fille subit la violence de la disparition brutale, inconcevable. Devenue adulte, elle tente de retrouver cette femme écartelée entre deux hommes, entre Yougoslavie et Suisse, entre raison et folie, qui a eu été sa mère. Et de combler la béance par les mots."

La Béance, thriller autobiographique, a reçu le Prix Pittard 2010. Ce Prix a été assorti d’une résidence d’écrivain au Château de Lavigny.

La Béance, Sandrine Fabbri, Editions d’en bas, 2009

Ce premier récit de l'auteur n'est pas répertorié à la bibliothèque de Lyon, à ce jour. Il gagnerait à être connu mais surtout apprécié!.

QUESTIONS À SANDRINE FABBRI À L'OCCASION DE LA SORTIE DE SON LIVRE "LA BÉANCE"

 

SCZ: Ce premier récit est très poignant mais aussi très dur et comporte une part autobiographique importante. Comment as-tu élaboré cette quête personnelle qui est en même temps une enquête au sein de ta famille ? 

SF: J’ai toujours su que je devais écrire cette histoire pour dire ce qui n’avait jamais été dit, pour dire l’indicible de la douleur, de la béance, pour lutter contre le silence et les mensonges qui avaient entouré le suicide de ma mère. Pour que la douleur et le désespoir ne soient pas vains mais qu’ils puissent parler à d’autres en se racontant. Donc je devais le faire pour moi, pour sortir du mensonge et du silence, pour comprendre, vérifier si mes intuitions étaient justes, et pour m’adresser, via une tragédie familiale, aux autres. Aux autres qui peuvent se reconnaître dans ces destins. Mais je n’ai pu commencer ce livre qu’à la mort de mon père. Tant qu’il était là, il était comme un censeur inconscient en moi. Sa mort a libéré mon écriture et m’a permis d’oser avoir cette idée qui aurait été inconcevable avant : aller récupérer le dossier psychiatrique de ma mère. Tu as raison de dire que cette quête est une enquête qui accumule les pièces, le dossier psychiatrique et d’autres, comme autant d’écrits venant eux aussi remplir les silences et défaire les mensonges.

SCZ: Le récit est très noir puisque donc il s’ouvre sur le suicide de ta mère lorsque tu as onze ans et qu’il traite de l’absence, du vide, du manque d’amour exprimé et de communication consentie, de l’enfermement au sens propre et figuré, de la solitude qui en résulte. Mais il s’achève sur une lumière qui a posteriori illumine en fait tout le livre. Est-ce que c’est parce que ce livre en lui-même représente une sorte de libération pour toi, puisqu’il te permet enfin de vivre puisque enfin tu sais … et que tu as fait savoir? 

 

F: Malheureusement, je ne crois pas qu’un livre, ou une œuvre d’art quelle qu’elle

 

soit, ait le pouvoir cathartique de libérer. Mais il y a une nécessité de faire une œuvre ou d’écrire un livre, nécessité à laquelle on ne réchappe pas et qui apporte peut-être une certaine tranquillité, comme un devoir enfin accompli. Il fallait que le livre existât mais il ne résout évidemment pas tout. Plus que de me sauver, il donne une voix à mes parents et me fait exister moi par l’écriture. Voilà, c’est cela, un livre ne sauve pas, mais il permet d’exister, c’est déjà énorme. Georges Perec le dit très bien dans W ou le souvenir d’enfance, à propos de la mort de ses parents : (…) « l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. »
La lumière de la fin est un encouragement, une lumière à suivre, reste à la suivre…

SCZ: Ce fut une recherche de longue haleine si l’on en juge la dernière page évoquant la durée de l’écriture « Zurich 2001 – Paris 2009 ». Est-ce que cela a été aussi long, parce que le travail méticuleux portait aussi sur le style et le rythme ? Ou ceux-ci sont-ils venus d’eux-mêmes? 

SF: L’idée du style, le sens du rythme sont venus très vite mais pour les amener à leur meilleur, il m’a fallu plusieurs versions, en passer d’abord par le vers libre, puis revenir à une prose qui gardait la musique que j’avais en moi, qui alterne le rythme de l’alexandrin avec des hachures, des brisures nettes, des questions qui se terminent sur un point. La narration est une longue voix intérieure, une voix qui a été tue et qui doit retrouver le juste souffle pour s’exprimer, le juste son pour dire l’horreur sans pathos. Cela a demandé un long mûrissement, un affinement toujours plus précis. Parallèlement, j’ai aussi mûri avec ce dossier particulièrement lourd et sept ans n’étaient pas de trop pour le digérer et savoir comment le rendre dans l’écrit. En ne cachant rien, mais en préservant une certaine pudeur dans l’impudeur.

SCZ: La narratrice est en quête de souvenirs, de remémoration du passé. Et tu as même de façon un peu coquine glissé quelques madeleines fabbriennes… sous forme de barquettes à la framboise… Mais elles ne semblent pas… avoir un grand pouvoir d’évocation… 

SF: Oui, moi aussi je suis allée à la recherche de ces objets du passé qui auraient dû provoquer des réminiscences. La barquette aux framboises était pour moi la merveille perdue du passé, mais, comme je l’écris, lorsque enfin j’en tiens une, du fond de la barquette ne surgit aucun souvenir. C’est la vanité de la barquette. De même, lorsque après des années d’éloignement volontaire du cimetière je me décide enfin à retourner sur la tombe, je ne ressens rien, j’ai la sensation de jouer le rôle de la fille allant sur la tombe de sa mère. Albert Camus décrit exactement cela dans Le Premier Homme. On est dans un monde post-moderne où l’on est encore en quête de signes, d’objets signifiants, mais où ces signes et ces objets n’ont plus de pouvoir sur la psyché de l’individu. Enfin, il ne faut pas généraliser. En tout cas, les deux épisodes sont cruellement vrais et montrent la solitude dans laquelle on est et l’incapacité à éprouver qui nous étreint – sans vouloir faire d’oxymore. C’est dur, c’est implacable, il n’y a pas de salvation, justement.


 

SCZ: La narratrice raconte et se raconte, il y a des respirations, des précipitations, des suffocations peut-être même dans le rythme. Et parfois dans l’écriture, on a l’impression que la langue française est métissée de constructions de phrases étrangères, en tous cas de constructions étranges. 

SF: Je ne crois pas qu’il y ait des constructions de phrases étrangères, je ne l’espère pas. Il y a parfois des formes qui ne sont plus usitées, ou moins usitées, des inversions qui peuvent sembler maniérées mais qui en fait souligne l’indicible, il y a une ponctuation qui suit la voix intérieure et non pas une ponctuation classique. Enfin, il y a une forme verbale sur laquelle s’arrêtent de nombreuses personnes : « a eu été », le temps du surcomposé. Certains pensent que ce temps n’existe pas, d’autres qu’il est purement paysan ou alors complètement désuet. Il m’est venu naturellement, sans que je ne m’interroge dessus ni même que j’aie conscience d’utiliser un temps surcomposé. Pour moi, instinctivement, à l’oreille, seul ce temps pouvait exprimer l’irrémédiable de ce qui est définitivement accompli sans que je ne me pose aucune question sur son emploi. Et, renseignements pris depuis que mon temps surcomposé fait l’objet de polémiques, j’ai découvert qu’en effet on exprime à travers ce temps l’idée d’accompli, d’un accompli définitif, et que le surcomposé a été très en vogue au 18ème parmi les gens de lettres ; il est ensuite tombé en désuétude sauf dans certaines régions, on le retrouve dans les parlers stéphanois, lyonnais, en Suisse, au Québec. Aujourd’hui, on assiste à son timide retour. Je serais heureuse si je pouvais y participer.

SCZ: Pour la lecture de Zurich, une chanteuse albanaise, Elina Duni, t’accompagne. Pourquoi ? Quel lien faire avec ce livre ?

SF: D’une part, mon livre est tellement dur qu’il me semblait important de permettre aux auditeurs de revenir à plus de douceur par la grâce de la musique. Il y a aussi le souci de faire d’une lecture un objet véritablement artistique, une performance. J’ai choisi Elina Duni parce qu’elle incarne comme moi une forme de métissage entre les Balkans et la Suisse, née à Tirana, après avoir vécu à Genève, elle habite Berne où ma mère est née ; je pensais donc qu’elle prolongerait par sa voix l’esprit de mon livre – et d’ailleurs elle le fait au sens propre dans la façon dont elle enchaîne sur la lecture, mais il ne faut pas dévoiler ici comment. Elle est une merveilleuse chanteuse de jazz et une compositrice qui transpose en jazz des chants des Balkans – elle fait donc œuvre de métissage. Par ailleurs, je souhaitais ce déplacement vers les Balkans mais de façon décalée : Elina est albanaise et non pas slovène comme mon père. Enfin, Elina a une présence scénique hallucinante, elle a quelque chose d’une tragédienne grecque – son sang est au trois-quarts grec, d’ailleurs – elle chante a capella en s’accompagnant d’une seule darbouka. J’adore ses performances, d’autant que pour moi la tragédie grecque est une source infinie d’inspiration et de réflexion. 

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